À l’intérieur, la chaleur était étouffante. Les clients s’entassaient dans la petite salle et hurlaient si fort qu’on peinait à entendre le quatuor qui jouait son standard de jazz favori. Les compères jouaient en journée à La Table d’un autre monde pour l’élite de Spiritia. La nuit, ils devaient arrondir leurs fins de mois dans ce bar avec le même répertoire, réadapté en fonction de leur public et des événements. Wil s’avança sans s’arrêter. La seule personne qui valait la peine d’affronter cette horde de pestiférés était assise au fond de la salle, tournant d’un geste las le fond de sa tasse. La jeune femme qui occupait une place au bar près de l’âtre ne se souciait pas que la taverne soit pleine à craquer de types louches ou de jeunes mercenaires. Aucun d’eux n’aurait osé s’approcher d’elle. Wil n’était guère plus confiant en prenant place à ses côtés. — Tu es en retard. — Cela n’était pas évident de venir ici avec tout ce monde… — Tu n’as donc pas changé d’avis… — Non, trancha Wil avec fermeté. Et toi, es-tu toujours prête à m’aider ? La jeune femme se tourna vers lui. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage parfait à la peau mate. Ses yeux donnaient l’illusion de luire dans la pénombre, tant l’iris était pâle. — Tu sais ce qui arrivera si tu échoues ? — Je réussirai. Elle dévisagea Wil et ses lèvres s’étirèrent en un léger sourire. Puis, elle tira de sa poche une grosse pierre plate ornée de runes et la fit glisser vers le jeune homme. — Très bien, alors, comme promis, voici ce dont tu auras besoin. Prends-la et fais-en bon usage. Wil saisit l’objet et l’observa un moment. Après un bref moment d’hésitation, il serra la pierre et se leva. — N’oublie pas une chose, ajouta la jeune femme en portant le reste de sa boisson à sa bouche, tu n’auras pas d’autres chances. Si tu rates, tu te feras prendre. Et tu ne pourras compter sur personne. — Je sais, répondit simplement Wil. — Alors, bonne chance… souffla-t-elle, alors qu’il s’éloignait, pressé de passer à l’étape suivante de son plan.
– 05 : Liesse en Alterreä
— Tu disais quoi tout à l’heure ? Qu’il y aurait eu trop de monde dans le train ? Wil ignora les sarcasmes de la chouette. Ce soir-là, à Spiritia, on fêtait le Nouvel An lunaire. Cet événement majeur était honoré avec ferveur. Partout, on accueillait ces nouveaux jours avec espoir. Dans les rues, on avait autant d’étoiles dans les yeux qu’il y en avait dans le ciel. Autour d’eux, les musiques allaient bon train. Les habitants et les voyageurs présents pour l’occasion dansaient, chantaient, se jetaient des cotillons et se prenaient par le bras, même si cela ne faisait que deux minutes qu’ils se connaissaient. Naturellement, la garde royale était présente pour contenir toute cette foule déchainée et surveiller les éventuels débordements qui pourraient ruiner les festivités. — Ce n’était vraiment pas le bon jour pour arriver… Avec la célébration du Nouvel An, la garde royale est sur le qui-vive… On a plutôt intérêt à faire vite si on ne veut pas croiser leur route… Wil se faufila dans les rues en se mêlant de temps à autre à des groupes, faisant semblant de faire la fête avec eux. — Hic ! Bon Nouvel An ! s’écria l’un d’eux en attrapant Wil par les épaules. Tu sais quoi, petit ? Cette année, Spiritia va connaître un grand changement ! Je suis sûr qu’il va se passer un truc ! J’ai le don pour sentir ces choses-là ! Wil lui tapota gentiment le dos et le laissa divaguer. Mètre après mètre, il parvint au lieu où il était attendu : le tripot de l’entrepôt, un bar que tout individu respectable se serait bien gardé de fréquenter. — Ici aussi, on fait la fête… Des cris, des éclats de rire, des coups de poings sur les tables et des tintements de chopes s’échappaient à travers la porte grossièrement taillée dans la pierre. Wil se crispa. — File te cacher, Owlloh, je reviens vite… Il s’avança après s’être assuré que son familier avait suivi ses instructions. Il soupira et franchit la porte, d’un air déterminé.
– 04 : Wil
De nombreux bateaux avaient jeté l’ancre dans le port de Spiritia. Les marins terminaient de décharger les cargaisons de leurs navires, hurlant leurs ordres depuis les ponts, approvisionnant la noble cité qui comptait beaucoup sur son réseau maritime. Les mouettes, qui espéraient pouvoir casser la croûte en cette fin d’après-midi, faisaient des cercles autour des mâts en poussant des cris stridents. Parmi ces hommes bourrus, une mince silhouette posa pied à terre après avoir discrètement donné une petite bourse remplie de pièces d’or à un jeune mousse, qui sourit, enchanté à l’idée de ce qu’il ferait de cet argent. Tout en prenant soin de se cacher sous la capuche de sa veste qui ne payait pas de mine, le voyageur clandestin se faufila dans la foule, un sac en cuir à une épaule, un compagnon à plume posée sur l’autre. — Nous ne pouvions pas prendre le train, comme tout le monde ? s’offusqua la petite chouette, agacée par les volatiles qui criaient au-dessus de leurs têtes. — Il y aurait eu beaucoup trop de monde, Owlloh, souffla son maître. Estimons-nous heureux d’avoir trouvé cette solution. — Soit, mais sache, en tout cas, que je suis convaincue que ton projet est une mauvaise idée… Et si on venait à découvrir qui tu es ? — Et si tu arrêtais de paniquer pour un rien ? Vexée, la chouette s’envola : — Très bien, Wil. Mais ne compte pas sur moi pour t’écouter te plaindre lorsque tu finiras dans les geôles de la Cité des Ordres ! En se chamaillant, les deux compagnons quittèrent le port alors que le soleil disparaissait lentement à l’horizon. Wil sortit une feuille de sa poche et annonça : — Notre rendez-vous nous attend au « tripot de l’entrepôt ». Ne la faisons pas patienter…
– 03 : Luna
– Arrêt Spiritia ! Prochaine destination : Ulana Nalore ! Le chef de gare hurla cette annonce plusieurs fois à destination de tous les voyageurs, essayant de se faire entendre entre les pleurs des adieux déchirants, les cris de joies des retrouvailles et le bruit assourdissant des locomotives qui crachaient de la fumée et faisaient grincer leur mécanique le long des quais. Une jeune fille descendit d’un des wagons, suivie de très près par un félin au pelage couleur charbon. Luna De Witch soupira de soulagement. Cette jeune sorcière qui venait tout juste de fêter ses seize ans avait sauté la veille dans ce train, sans réfléchir. Aujourd’hui, elle sentait au fond d’elle-même qu’elle avait fait le bon choix. – Nous voici arrivés à Spiritia, Arf ! lança Luna, serrant sa malle dans une main, un vieux parchemin dans l’autre, respirant à plein poumons l’air chargé de fumée. À nous la gloire et la richesse ! – Gloire et richesse ? répéta le familier en poussant un des sacs de sa maîtresse. Je croyais que tu venais à Spiritia pour devenir alchimiste ? – Évidemment ! C’était pour faire une arrivée épique ! le réprimanda la jeune fille en le foudroyant derrière ses grandes lunettes rondes. Luna constata avec dépit qu’il pleuvait. Affublée d’un simple pantalon dévoilant des chevilles maigrichonnes, d’une grosse paire de bottines en cuir, d’une tunique en lin surmontée d’un gilet sans manche, le tout agrémenté de ceintures et de sacoches autour de la taille, elle regrettait de ne pas s’être davantage couverte, mais lorsqu’elle avait entrepris son escapade, elle n’avait pas pensé aux caprices du ciel. – Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu comptes faire, ni ce que tu diras, s’inquiéta Arf, en posant ses deux pattes avant sur le sac trop lourd pour lui. Luna déplia le vieux papier à l’origine de son voyage. Elle l’avait lu tant de fois qu’elle aurait pu le réciter par cœur. Mais à chaque fois qu’elle voyait cette fine écriture, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. La jeune sorcière inspira et répondit à son familier avec détermination : – Nous devons trouver l’atelier de Maître Helevorn. Si je parviens à devenir son apprentie, j’aurai les réponses à mes questions, mais surtout, je pourrai récupérer ce qui me revient de droit… la pierre d’alchimie.
– 02 : Cornélia
– Madame la conseillère ? Puis-je m’entretenir avec vous quelques instants ? – Parlez, Lucian. Elle avait confiance en lui. Le Noble Lucian Eldrys travaillait à ses côtés depuis son entrée à la Cité des Ordres et avait été un précieux soutien quand elle n’était encore qu’une conseillère débutante. Il jeta d’abord des regards autour d’eux, pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls dans ce long hall qui séparait la salle de l’assemblée des jardins. – Je partage votre inquiétude, Madame, soyez en certaine. Elle est tout à fait légitime et je dois admettre que je ne voyais pas les choses sous cet angle. Mais… je ne puis comprendre pourquoi vous refusez d’avertir les autres royaumes. La Grande Conseillère lui jeta un regard empli de déception. – Ne vous méprenez pas Cornelia, s’empressa d’ajouter Lucian craignant de l’avoir froissée. Je ne remets pas en cause votre décision. Mais j’aurais aimé savoir ce qui vous pousse à garder le silence. Cornelia soupira. Elle se tourna vers les fenêtres donnant sur la cour, dans laquelle la faune et la flore nocturne remplaçaient l’agitation humaine de la journée. – Je vous demande uniquement d’être sûr que je fais le bon choix, souffla-t-elle. Il faut que nous puissions agir dans la plus grande discrétion. Je vous promets de tout vous expliquer quand cela se révèlera nécessaire. Elle se retourna ensuite vers lui. – Puis-je compter sur vous une fois de plus, Lucian ? Le sage et fidèle conseiller s’inclina respectueusement : – Sans l’ombre d’un doute. N’ayez aucune crainte. Bonne nuit, Madame. Et il laissa Cornelia seule, disparaissant dans la végétation luxuriante des jardins. La conseillère entrelaça ses mains tremblantes. Elle n’avait pas du tout envisagé que les événements se dérouleraient ainsi. Elle leva les yeux vers l’astre lunaire qui brillait d’un éclat bleuté cette nuit-là et murmura : – Où que tu sois, quel que soit le royaume où tu te caches, tu peux compter sur moi, je te retrouverai…
– 01 : Les légendes d’Alterreä
Les légendes sont légion dans le vaste monde d’Alterreä. Ces terres peuplées d’elfes, de sorcières et autres créatures aux caractéristiques magiques vivent au rythme des histoires qui ont forgé ce continent. À travers les sept royaumes, on ne cesse de conter les récits de héros et d’aventures bouleversantes. Beaucoup connaissent la tragédie des elfes d’Ulana Nalore, ou l’histoire terrifiante du monstre marin qui a englouti le Port du Léviathan, et nul n’ignore l’événement qui a plongé Maeka’Genia dans une effroyable guerre de trois cents ans. Pourtant, très peu d’Alterriens ont eu vent de l’épopée incroyable qui s’est déroulée dans le noble royaume de Spiritia. Même l’indéfectible Cité des Ordres, qui surveille les sept territoires de ses yeux acérés, ne sait comment une telle chose a pu arriver, s’assurant qu’aucune loi n’est enfreinte. Que l’on vienne des glaciales Terres du Nord ou des chaudes Îles Sorceflore, les règles et les traditions qui régissent la vie des habitants sont les mêmes. Et pourtant, deux jeunes apprentis alchimistes en avaient décidé autrement…